Le simple fait de travailler nous fait traverser de nombreux sentiments, dont certains sont des sources majeures de souffrance. Le premier d’entre eux est bien sans doute la peur au travail. Il concerne toutes les personnes qui travaillent. Qui n’a en effet jamais ressenti au moins une fois de la peur au détour de l’une de ses expériences professionnelles ?

Voilà un sujet bien délicat à traiter, tant il touche l’individu dans son intimité même, restant le plus souvent dans le silence de son intériorité. La peur est en effet un sentiment rarement exprimé, rarement conscientisé aussi. Elle ne se perçoit généralement pas dans ses premiers niveaux d’intensité. Elle est aussi ressentie de manière plus ou moins importante selon sa sensibilité. Comment dès lors en parler, oser l’affronter ? Comment parvenir à la dépasser dans des milieux professionnels au mieux peu enclins à prendre en compte ce genre de réactions, au pire à les mépriser ?

Un travail truffé de dangers…

La peur est une émotion naturelle instinctive indispensable qui nous protège des multiples dangers de la vie. De nombreux mots la qualifient : crainte, appréhension, inquiétude, anxiété, terreur même parfois. Le vocabulaire nous aide ainsi à exprimer différents degrés d’intensité de ressenti de la peur. Elle se teinte en effet de mille nuances liées au contexte dans lequel l’individu se trouve ainsi qu’à son histoire personnelle. Mais la peur sur laquelle nous souhaitons nous arrêter ici est ce sentiment qui est généré par une situation extérieure concrète, l’expérience de travail dans laquelle nous évoluons, même si elle peut faire écho en nous aux caractéristiques de notre individualité.

Différents risques…

La peur est étroitement associée à la notion de risque. Et les risques ne manquent pas dans le travail ! Fort variés, ils se trouvent souvent mêlés et génèrent un vécu global d’anxiété. On les classe généralement en deux grandes catégories :

  • Les « risques physiques » sont les premiers à avoir été considérés dans l’histoire de la santé au travail. Ils sont générés par les conditions de travail, l’environnement dans lequel les personnes évoluent. Ils peuvent être de nature mécanique, chimique, biologique (nous avons l’exemple récent du Covid !), radiologique… Ils portent une menace directement sur le corps physique. Certains secteurs professionnels en sont l’image comme le Bâtiment ou l’Industrie… Ces risques ont la particularité d’être généralement portés collectivement car ils sont associés à l’environnement de travail tout entier. Ils sont largement prévenus depuis l’essor des mesures de prévention et de sécurité au travail. Mais il en reste cependant toujours une part incompressible.  
  • Les « risques psycho-sociaux » sont une catégorie beaucoup plus récente, bien connue des managers qui y sont régulièrement formés. Ils relèvent des relations interpersonnelles et sont générés par l’organisation du travail. Ils sont présentés officiellement en un classement en trois grandes familles :
    • Le stress émane du degré d’exigence de l’entreprise. C’est le décalage ressenti entre les efforts demandés par l’activité et la perception de notre manque de capacité pour y répondre.
    • Les violences internes sont les actes délétères commis à l’encontre des personnes à l’intérieur de l’entreprise. On y place les heurts, violences verbales, attitudes irrespectueuses issues de conflits relationnels, situations de harcèlement, …
    • Les violences externes commises par des personnes extérieures à l’entreprise. Cela concerne souvent les professions en lien avec un public, professionnels de la sécurité, policiers, gendarmes, santé, services sociaux… (agressions verbales et/ou physiques, insultes, menaces…)

… et leurs formes de peurs associées

Ces risques entraînent des répercussions psychiques générant un sentiment global d’anxiété, où diverses formes de peurs se trouvent généralement mêlées (1).

  • Peur de voir sa santé physique dégradée. La peur d’être blessé, accidenté, de tomber malade suite à des conditions de travail insécurisantes ou dangereuses, peur d’être agressé. Mais ce peut être aussi la peur de tomber malade à la suite de risques psychosociaux rencontrés…
  • Peur de perdre son équilibre psycho-affectif et mental à cause de relations de travail délétères ou d’un travail insatisfaisant. Les motifs de peur sont là très nombreux. La peur de mal réaliser un acte professionnel, d’être jugé incompétent par les clients ou la hiérarchie. La peur de ne pas finir son travail dans les temps, d’évoquer une erreur commise, de parler en public. La peur d’être mis à l’écart, rejeté, non reconnu. Ou encore la peur de gâcher sa vie, ses capacités mentales. La peur de certaines personnes sur le lieu de travail, souvent en raison d’une personnalité perçue comme malveillante ou intimidante…
  • Peur liée à la survie même. L’anxiété de ne plus pouvoir assurer la simple subsistance de sa famille qui oblige à garder un travail délétère.…

La peur apparait lorsque la conscience de la part du risque laissée à l’individu émerge. Un accident qui survient malgré les mesures de prévention, une situation déstabilisante imprévisible, forment le terreau d’une anxiété. Elle surgit au moment où la personne se rend compte des limites de la gestion de la sécurité par son entreprise et le collectif. Tous les risques ne sont pas maîtrisés, écartés. Il reste une part à la seule charge des individus et de leur vigilance personnelle. La personne se sent individuellement menacée et seule face au risque, elle se sait non protégée et prend peur.

Lorsque l’entreprise favorise la peur au travail

Les managers sont principalement visés lorsque l’on évoque les risques psycho-sociaux. Il est vrai que la notion de souffrance au travail a été popularisée par celle de harcèlement moral. Celle-ci met directement en cause les méthodes de management délétères. Nous avons sans doute tous en tête un exemple de supérieur autoritaire, écrasant ses subordonnés de sa position de pouvoir. Le travail comme lieu de rapports de domination, où le lien de subordination posé par le principe du salariat se traduit en lien de pure soumission. Le dialogue et le respect n’ont pas de place où s’y exprimer. Ces situations ne sont malheureusement pas de simples images d’un passé révolu.

Les études réalisées sur le travail montrent en effet à quel point les rapports de domination y sont présents. Un certain rapport de peur, notamment dans les relations hiérarchiques, est même souvent consciemment recherché. Il permet de mieux maîtriser le personnel et aussi d’assurer son pouvoir à titre individuel.

Des managers victimes eux-aussi

Mais les managers peuvent être eux aussi victimes de l’organisation du travail.

Car les encadrants dysfonctionnels font souvent éclipser ce que vivent à l’inverse d’autres managers.  Des responsables d’équipes non écoutés et maltraités par leur hiérarchie au titre du lien de subordination qui les unit. Des managers recevant des injonctions souvent intenables du fait de leur position intermédiaire entre la hiérarchie et les subordonnés. Ils peuvent aussi être l’objet de projections parentales de la part de leurs subordonnés, créant ainsi des réactions de peur malgré eux. Des managers sont aussi parfois maltraités par leurs propres subordonnés…

Les managers d’équipe se confrontent aussi à la difficulté supplémentaire de leur isolement, consolidé par l’esprit d’appartenance au groupe hiérarchique. Cette position leur interdit le plus souvent toute expression de difficulté qui pourrait être perçue comme un aveu de faiblesse.

En réunion de direction, un manager interrogé sur de mauvais résultats se trouvera seul à argumenter. Ses pairs ne le soutiendront généralement pas et se sentiront même plutôt soulagés de ne pas être ciblés. La direction renvoie le manager seul à ses responsabilités, réelles ou supposées. Cela fait de lui une cible identifiée au sein de l’entreprise, facile à blâmer. Atteindre les objectifs, gérer le travail de l’équipe, faire face à tous les projets, répondre aux imprévus, sont autant de défis porteurs de la crainte de ne pas parvenir à les relever. Et chacune de ces peurs alimente à son tour la charge mentale des managers eux-mêmes.

Les conséquences de la peur au travail

Qu’elles émanent de dangers physiques bien identifiés ou de risques plus incertains, les peurs ressenties alimentent la souffrance mentale.

Les conséquences de la peur sur la santé individuelle des personnes sont nombreuses. Troubles de la santé mentale (dépression, agressivité, anxiété…), troubles du sommeil, épuisement voire burnout. Mais également troubles physiques avec l’apparition de maladies cardio-vasculaires, maladies chroniques, troubles musculosquelettiques…

Elles ont de fait aussi des répercussions directes sur la santé de l’entreprise. Celle-ci est étroitement dépendante de ses acteurs et dont la réussite repose au final essentiellement sur le facteur humain. La peur génératrice de méfiance amène le repli sur soi, rompant les échanges sur les difficultés rencontrées au travail. Le plaisir de travailler ensemble ne peut se déployer. Mauvaise ambiance, individualisme, augmentation des conflits, perte de motivation. Absentéisme, turn-over. Perte de productivité, de qualité, répercussions en termes d’image sur la clientèle, difficultés de recrutement. L’entreprise est engagée dans un cercle vicieux…

Comment limiter les risques (et les dégâts) au travail ?

La peur traverse chaque personne à titre individuel et il serait illusoire de penser qu’il est possible de la supprimer définitivement du vécu de chacun. Elle est normale et fait partie de l’expérience de vie. Chacun a pu éprouver un jour ce sentiment dans une expérience de travail, ne serait-ce que l’appréhension bien naturelle que l’on ressent lors d’une prise de fonction.

La souffrance n’a d’ailleurs pas que des impacts négatifs. Car ce sont les difficultés auxquelles on se confronte dans l’expérience de travail qui vont nous permettre de nous dépasser et d’engager, si les facteurs sont favorables, un processus de sublimation de la souffrance en plaisir.

Car les individus ne sont pas complètement démunis face à la peur. Ils développent des défenses individuelles et collectives, mécanismes psychologiques face à la souffrance très étudiés en psychologie. Ceux-ci leur permettent de continuer à travailler malgré un contexte dangereux ou relationnel délétère.

Il convient donc de distinguer les risques irréductibles, dus à l’activité et à la situation elle-même, des risques émanant d’un contexte délétère sur lequel l’entreprise a la capacité d’agir.

Au-delà de la loi, une démarche volontaire

La loi impose aux employeurs depuis 2012 de prendre des mesures préventives pour protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Il en est ainsi des formations aux risques psycho-sociaux destinées aux managers. Elles consistent en une sensibilisation au concept, une présentation du cadre juridique, des facteurs de risques, de la démarche de prévention… Mais les managers qui y participent se sentent rarement concernés en tant que sujets à risques eux-aussi. Ils sont identifiés et attendus en tant qu’acteurs de la prévention, plutôt responsables des risques que victimes potentielles. Tout dépend donc comment leur entreprise leur a présenté la démarche de formation. Si elle est considérée comme un passage obligé, une procédure à laquelle il faut se conformer avec son ensemble de formalités, elle aura alors peu d’impacts sur l’appropriation du sujet et le réel souci de la prévention.

Car l’efficacité de cette démarche est sous-tendue par la sincérité dont l’équipe de direction engage une réflexion de fond sur elle-même. La manière dont elle interroge les valeurs qu’elle souhaite porter, la posture hiérarchique et la place de chacun au sein du collectif. Elle repose également sur la volonté de ne pas céder aux facilités de la pensée péjorative envers les défauts individuels. Mais au contraire, de savoir repérer l’intelligence en chacun et ses points de force et ressources particulières qui participeront de manière complémentaire à l’ensemble du collectif. Dans tous les cas, l’affranchissement, forcément partiel, de la peur dans l’entreprise nécessite de laisser la place à l’écoute et au dialogue entre les acteurs qui la font vivre.

(1) : DEJOURS C. (2015), Travail usure mentale, Bayard, pp 124-126 in chapitre ‘Travail et peur’, pp 109-126

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