Que savent vraiment les managers du travail de leurs subordonnés ? Et pour eux-mêmes, que peuvent-ils dire sur leur propre travail ? Leur ligne managériale en a t-elle connaissance ? L’intelligence au travail n’est-elle sollicitée que sur certains emplois ? Quelle est la forme d’intelligence particulièrement mise en action dans le travail ? Quelles sont les conditions de son déploiement ? En quoi est-ce important pour un manager de connaitre le travail de ses collaborateurs ?

Manager le quotidien

Malik, manager d’équipe, arrive au bureau prêt à démarrer une journée qui s’annonce chargée. Seulement voilà, à peine arrivé, il reçoit un appel de l’un de ses collaborateurs qui le prévient de son absence. C’est une situation classique pour un manager. Parfois, cela peut-être plusieurs personnes qui se signalent absentes en même temps.

Ce genre d’imprévus arrive très souvent ! Pourtant, sa fiche de poste ne les mentionne pas. Ou alors de manière si vague et abstraite que l’on ne peut les imaginer, comme ‘gérer les ressources humaines’ par exemple. Ce sont la plupart du temps des petits ennuis, des micro-évènements, une machine qui résiste, un dossier que l’on n’arrive pas à boucler, une information qui tarde à venir… Il peut s’agir aussi d’une urgence à traiter en priorité, d’une réunion inopinée, d’un client mécontent à satisfaire. Ou alors d’un accroc relationnel avec un membre du collectif de travail.

Dans tous les cas, le manager est confronté à un problème à résoudre ou à un évènement perturbateur pour lequel il n’existe aucune note ou instruction qui informe sur la manière de traiter la situation. Cela est trop précis pour figurer dans une procédure. Et souvent, les circonstances sont uniques. Le manager n’a encore jamais rencontré ce problème, posé dans sa particularité, et cela impose donc une réponse singulière.

Rencontre avec le réel, l’intelligence au travail sollicitée

Notre manager rencontre à ce moment ce que l’on appelle le ‘réel’ de son travail, c’est-à-dire une situation qui se présente au cours du travail de manière inattendue.

Les Sciences du travail distinguent les notions de travail prescrit et de travail réel. Elles ne sont pas propres à la psychologie du travail. Ce sont les ergonomes qui ont introduit cette distinction. Ils étudient et cherchent à optimiser l’adaptation du travail à l’homme. Pour cela, ils analysent toutes les contraintes matérielles, techniques, organisationnelles, auxquelles les salariés sont confrontés pour mener à bien leur activité.

En Économie, la notion de réel est abordée sous l’angle de la valeur créée par l’activité humaine.

La Psychologie du travail s’intéresse aussi tout particulièrement à la notion de ‘réel’ du travail. Pour elle, les situations inattendues sont si fréquentes au travail qu’elles en constituent la définition-même.

Implicitement, on pourrait résumer la dissociation prescrit/réel par cette affirmation de bon sens : « Il y a une grande différence entre la théorie et la pratique ! »

La souffrance à l’origine du travail

Ce réel qui survient s’oppose à l’activité théorique initialement prévue. Il l’interrompt, se pose comme un heurt dans le déroulement fluide du travail. L’activité planifiée est arrêtée ou ralentie. La personne au travail va devoir se consacrer rapidement à la résolution du problème qui se pose à elle.

Le réel est vécu dans tous les cas initialement de manière désagréable, allant d’un sentiment simplement déplaisant à une forte sensation de ‘stress’, l’une des familles de risques psycho-sociaux. La psychologie repère et nomme en tant que souffrance la sensation qui émane de cet état difficile générateur d’un sentiment de peur qui peut prendre plusieurs formes. Cette souffrance est ressentie à différents degrés selon la situation et la personne qui la perçoit. Tout l’enjeu pour elle va être alors de chercher à soulager cette tension interne ressentie en résolvant le problème.

Nous voyons ici que la notion de souffrance, en dehors de tout contexte délétère, est dès le départ étroitement liée à l’exercice-même du travail.

Le réel du travail s’impose, à des degrés divers, dans tous les emplois. Chaque acteur de l’entreprise rencontre à un moment de son activité, un obstacle qui s’oppose au bon déroulement de son travail.

On peut dire qu’en ce sens, toute activité est avant tout une succession d’obstacles à dépasser où l’intelligence au travail est sollicitée et prend toute sa place.

L’atout de l’expérience

La plupart des obstacles rencontrés sont heureusement surmontables et peuvent être résolus rapidement. Et ceci est d’autant plus facile pour les personnes expérimentées ou plus anciennes dans l’entreprise. Elles ont rencontré de nombreuses difficultés et problèmes variés au cours de leur carrière et savent comment y répondre au mieux. Elles sont moins déstabilisées que les débutants par le réel car elles ont intégré de nombreux gestes de métier. Ce faisant, elles ont comme incorporé leur travail, elles ne font plus qu’un avec lui, corps et âme. Elles ont acquis un stade de maîtrise de leur activité. Ceci est assez facile à appréhender pour les artisans par exemple, dont même un néophyte peut percevoir la maîtrise des gestes de métier.

Mais ceci se rencontre également dans les autres emplois moins faciles à cerner, comme ceux de managers de proximité. En charge de la mise en œuvre des orientations sur le terrain, ils sont particulièrement confrontés à ces imprévus. Les problématiques convergent naturellement vers cette fonction pivot dans l’entreprise. Collaborateurs et hiérarchie les sollicitent au quotidien sur des problèmes ou des projets urgents à résoudre.

Même si leur environnement et donc leur fonction changent, il y a quand-même une capitalisation de l’expérience chez les managers. Ils acquièrent au fil du temps une aisance sur les problématiques d’une équipe, la gestion des priorités, la communication des objectifs, la manière d’animer une réunion, etc.

L’intelligence au travail, une intelligence ‘rusée’

On ne peut qu’être surpris par le fait que les entreprises parviennent quand-même à fonctionner, malgré cette accumulation de problèmes sans réponse préétablie pour les résoudre ! L’économie entière ne devrait-elle pas être régulièrement bloquée ? Force est de constater que ces difficultés sont régulées et les problèmes résolus au fur et à mesure. Mais comment les personnes parviennent-elles à surmonter ces problèmes sans les avoir jamais appréhendés ? Parfois, le professionnel a la chance de pouvoir s’appuyer sur un collègue solidaire, mais bien souvent, il est seul face à la situation.

Pour répondre à ces défis, nous possédons une forme d’intelligence spécifique, qui se déploie particulièrement souvent dans le travail. Cette intelligence dite ‘rusée’, décrite dès l’Antiquité, possède des caractéristiques particulières, notamment la spontanéité et l’ingéniosité.

Possédant cette capacité créative de se disperser dans de multiples directions, elle est particulièrement adaptée à la recherche de solutions. Par elle, l’individu au travail déploie des trésors de créativité. Une procédure un peu déviée, une posture réadaptée, des mots soigneusement choisis, un texte subtilement interprété, un geste technique inventé…

L’intelligence rusée est au service de l’apaisement. Elle est l’outil de la personne qui travaille pour combattre la souffrance éprouvée quand surgit l’obstacle. Elle est tout entière dévouée à diminuer la tension ressentie et apporter un soulagement.

Le travail invisible

Seulement voilà : l’intelligence rusée est méconnue. Car pour pouvoir trouver des voies de résolution, cette forme d’intelligence doit imaginer. Et pour cela, elle doit pouvoir évoluer dans un monde sans limite pour explorer et trouver en toute liberté des chemins de traverse.

Elle est ainsi subtile et invisible par sa nature-même. Personne ne la remarque et seul son hôte sait les efforts qu’il a dû consentir pour régler son problème. Il les a ressentis jusque dans les tréfonds de son corps. Les clefs de résolution trouvées ont pu apaiser la tension et même peut-être susciter de l‘enthousiasme. Mais ensuite, il est fréquent que la personne ressente aussi de la peur. Car il est possible que les moyens utilisés n’aient pas été très conformes aux usages. Tout ce processus s’est déroulé dans l’intériorité de la personne elle-même, son cheminement émotionnel et mental. C’est lui qui l’a menée à une action spontanée. Rien n’affleure à l’extérieur, hormis les solutions apportées.

C’est ainsi que l’on arrive à ce constat qui est que la majeure partie du travail échappe à l’observation. Le seul moyen de mettre en visibilité cette facette du travail, est la parole par l’expression des personnes elles-mêmes. Mais ceci est une démarche qui n’est pas si simple. D’abord parce qu’on n’est en général peu conscient de la manière dont on fait les choses. Et d’autre part, parce qu’il y a un risque à les dévoiler. L’intelligence réelle est peu encline à se montrer. Être intelligent au travail est coûteux sur le plan physique et psychique. Et les milieux professionnels sont souvent peu ouverts à la libre expression.

Du destin de l’intelligence au travail

Que va-t-il advenir de ces efforts et en quoi le manager a-t-il un rôle clef dans ces destins différenciés ? Depuis le développement des pratiques de gestion en entreprise, les managers ne sont souvent plus issus d’un métier, recrutés sur leurs compétences managériales. Bien souvent, ils ne connaissent pas les gestes techniques réalisés par leurs subordonnés. Ils peuvent alors privilégier une approche plutôt procédurale et rester sur le travail prescrit. Il leur est alors plus difficile d’appréhender le travail réel, l’intelligence au travail déployées par les collaborateurs, que les managers issus du terrain.

Or, l’enjeu de la connaissance des pratiques individuelles va se dévoiler au moment de la mise en commun du travail dans sa dimension collective. On ne travaille jamais seul, même lorsque l’on est indépendant  ! Il y a toujours un écosystème qui gravite autour de chaque personne au travail : collègues, hiérarchie, subordonnés, clients, prestataires… A un moment, il va bien falloir mettre en commun le travail de chacun, le coordonner pour pourvoir coopérer.

Mais comment un collaborateur va-t-il pouvoir exprimer son vécu au travail sincèrement ? Pour cela, il va falloir rendre possible l’expression du travail de chacun en assurant sa sécurité dans un contexte rassurant. C’est ici que deux nouveaux concepts entrent sur la scène du travail, la ‘Reconnaissance’ et la ‘Confiance’. Ils sont assez couramment utilisés dans les entreprises souhaitant un mode de management plus ouvert. Et elles apparaissent en effet comme des éléments de posture capitaux dans la mise en visibilité du travail.

Connaître le travail pour mieux manager

Mais en quoi ce savoir sur les rouages du travail est-il utile aux managers ?

Tout d’abord, savoir que la souffrance est inhérente à la notion de travail permet aux managers de faire la part des choses. Il ne s’agit bien sûr pas de se dédouaner. Mais cette connaissance leur permet de distinguer différentes formes de la souffrance. Celle qui porte en elle des espoirs d’élévation de l’individu celle qui peut au contraire le détruire. Car les managers sont les premiers pointés dans les questions de harcèlement et de souffrance des subordonnés. Cela leur permet de ménager, rassurer, encourager les collaborateurs ou de repérer et rectifier une organisation ou un comportement délétère. Sans cela, ils ne peuvent que percevoir un malaise global, un amalgame de situations disparates qu’ils ne peuvent décrypter.

Ces connaissances permettent aussi aux managers d’être au fait des difficultés particulières rencontrées par les collaborateurs, notamment les débutants. Ils sont mieux à même de voir et d’estimer les efforts consentis par tous. Ils perçoivent l’intelligence déployée par les personnes en charge des emplois les moins qualifiés de l’entreprise. Les managers comprennent aussi que l’évaluation qu’on leur demande ne peut porter que sur la partie observable du travail. Et que celle-ci est peu représentative de tout le travail effectué dans son ensemble.

Les encadrants peuvent ainsi remplir leur rôle de manière beaucoup plus fine et circonspecte. Cela leur permet enfin de poser moins de jugements péjoratifs sur les collaborateurs. En découvrant leurs talents et leurs efforts discrets, ils développent une confiance étayée en leur équipe. En fin de boucle, les managers seront plus à l’aise pour apporter la reconnaissance sincère nécessaire à chacun. Et ceci alimentera le cercle vertueux d’un travail constructif pour tous.

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